Volet 1 – Les enjeux monétaires dans la sphère privée, du patrimoine à la consommation
Une structuration très forte des rapports familiaux par le droit civil constitue l’une des réalités les plus anciennes de la société québécoise. À l’époque préindustrielle, alors que les activités de production relèvent la plupart du temps des unités familiales, les normes juridiques assument des fonctions absolument cruciales sur le plan des rôles familiaux, des droits de chacun sur le patrimoine foncier et des stratégies d’établissement des enfants. De plus, le droit civil coutumier enserre les biens familiaux dans des obligations interpersonnelles. Il gêne en quelque sorte leur circulation sur le marché, cela au profit des femmes et des enfants. Mais à partir du milieu du 19e siècle, les rapports de production et la manière dont les familles voient à leur subsistance, objet premier de leurs efforts, se métamorphosent. Certaines protections juridiques sont affaiblies, comme dans le cas du douaire des femmes mariées. Le salariat et l’urbanisation transforment les assises financières des ménages, de plus en plus dépourvus de patrimoine foncier. Simultanément, les pratiques de consommation changent: l’autosubsistance et l’autoproduction finiront par laisser complètement la place aux achats, sur le marché, des denrées et articles nécessaires à la reproduction des familles. Malgré cela, avant la montée de l’État providence la famille demeure toujours l’unité économique/juridique de base de la société et le rempart principal contre la précarité. En témoignent la mise en commun des prestations économiques de ses membres et l’importance de l’héritage pour les individus susceptibles d’en bénéficier. Une seconde rupture s’opère au milieu du 20e siècle: la diffusion des assurances sociales vient en partie défaire la synergie réunissant famille, actifs financiers et droit civil. Par contre, on assiste à la toute fin du 20e siècle à un retour de la socialisation des biens familiaux, comme le montre l’instauration du patrimoine familial destiné à protéger les femmes mariées. Trois axes de recherche structurent les activités de la chaire en regard de ce premier volet. Ce sont:
1. La diversité des expériences familiales en matière d’avoirs et de ressources, et les rapports juridiques correspondants, à partir du milieu du 19e siècle. Il faut cerner les stratégies des familles, sur ce terrain, sans se contenter de l’étude des modifications législatives. Les régimes matrimoniaux et les successions sont examinés en priorité. Il n’existe toujours pas d’étude, dans la durée, des modes de constitution du patrimoine familial et de sa dévolution, du moins pour le Québec urbain et industrialisé.
2. L’expérience particulière des femmes mariées. Leur émancipation juridique tardive, de même que le retard du Québec à leur accorder des protections patrimoniales très tôt offertes dans les juridictions de common law sont choses connues. Mais les litiges relevant de leur insertion particulière dans la socioéconomie des ménages méritent un examen attentif.
3. Les implications juridiques du développement de la consommation par les familles. Ce thème permet de faire le pont entre l’expérience de l’argent dans la sphère privée et le marché capitaliste.
Volet 2 – Les enjeux monétaires dans la sphère publique, du droit contractuel à la régulation des conduites
L’étude de la propriété recouvre les différents modes de création, d’acquisition et d’échange de la « valeur ». Le milieu du 19e siècle est le témoin d’une refonte du droit civil centrée sur les notions de contrat et de propriété, la libre disposition de celle-ci devant prévaloir, à l’instar du respect des engagements individuels. On ne verra plus les tribunaux venir à la rescousse de la personne malhabile sous couvert d’équité. Le droit peut alors jouer un rôle essentiel dans le développement du marché. La diffusion du capitalisme mène en outre à la création (ou à la réorganisation) de « véhicules de valeur » dotés de règles juridiques: assurances, fiducies, crédit bancaire, etc. Les entreprises incorporées représentent l’une des formes inédites d’accumulation et de reproduction du capital apparues au 19e siècle. Leurs activités engendrent nombre de rapports nouveaux en matière d’exploitation des ressources et de la force de travail des populations. En somme, nous assisterions à une contractualisation des rapports sociaux et à une « monétarisation de la vie sociale » protéiforme. La communauté scientifique n’a toujours pas pris la mesure de ces changements profonds dans les activités des tribunaux. Une histoire du droit contractuel, réalisée dans une perspective socioéconomique et non seulement juridique, doit notamment encore être écrite. Par ailleurs, les dernières décennies du 20e siècle voient le retour d’une certaine équité venant mitiger la théorie contractuelle classique, lorsque le respect intégral du contrat peut être source d’injustice. Quelles sont les situations qui, au fil du temps, furent jugées intolérables? De quelle manière des décisions des tribunaux faisant du contrat l’expression du consentement apparemment « libre » des parties ont été remises en question? Pour ce second volet, la chaire entend conduire des recherches s’articulant autour de trois axes:
1. Les composantes juridiques des formes d’engagement contractuel et des modes de circulation de la valeur qui se développent à partir du milieu du 19e siècle et les conflits vécus en ces domaines.
2. L’évolution de l’application des notions de responsabilité civile et de dommages. L’industrialisation et l’urbanisation ont démultiplié les occasions d’accidents et de dégâts matériels de toutes sortes. Ces notions représentent en quelque sorte l’envers de la propriété et du contrat, puisqu’on y fait appel pour parer à la défaillance ou à l’impéritie des individus et des organisations.
3. Les conditions dans lesquelles étaient régulées les déconfitures financières. Ces situations sont significatives au plan des risques encourus sur le marché capitaliste et représentaient, peut- on croire, une part importante du travail effectué par les tribunaux civils.